Page du 15 novembre 2017 Jour de Voltaire
Après les attentats de janvier 2015 en France, les libraires intelligents placèrent juste devant les caisses le Traité sur la tolérance de Voltaire. Le résultat fut à peu près sans équivalent dans l’histoire de l’édition et 250 000 exemplaires de ce livre vieux de plus de 250 ans se vendirent en quelques jours. Ceux qui eurent la bonne idée de le lire purent profiter de ce trésor inaltérable : « Quand la nature fait entendre de sa voix douce et bienveillante, le fanatisme, cet ennemi de la nature, pousse des hurlements. Et, lorsque la paix se présente aux hommes, l’intolérance forge ses armes. Ô vous, arbitres des nations qui avez donné la paix à l’Europe, décidez entre l’esprit pacifique et l’esprit meurtrier. ».
On peut considérer Voltaire comme un champion de la tolérance, mais il reste à passer le lieu commun en précisant sa position à son égard. Pour la plus part d’entre nous, la tolérance est une idée douce de bisounours façon Gandhi. Elle est vue comme une morne neutralité face aux croyances et aux opinions les plus extrêmes. Pour Voltaire, c’était un combat contre l’intolérance, la superstition et le fanatisme. Et ce bagarreur teigneux cognait très fort. Comme quoi, il est possible d’être à la fois tolérant et violent.
À l’époque les encyclopédistes distinguaient une tolérance pratique que Voltaire défendait et une tolérance spéculative qu’il rejetait. Dans son Traité, Voltaire nous explique cette tolérance pratique : personne ne doit être embarrassé, inquiété, encore moins persécuté pour exprimer sa croyance et sa conviction. Ce n’est pas pour autant que toutes les opinions et toutes les croyances se valent et doivent se retrouver sur le même plan. Comme dit Romilly, pas de coupable indifférence à l’égard d’idées ou de convictions intolérables parce qu’intolérantes.
C’est le paradoxe de la tolérance : peut-on tolérer l’intolérable ? Peut-on embrasser son assassin ? Où est la limite ? Voltaire fourbit ses armes pour son combat car il a fort à faire, "Le fanatisme ou Mahomet le Prophète", entre autres. Selon Frédéric, roi de Prusse et admirateur de François-Marie Arouet, "Mahomet, c’est Tartuffe les armes à la main." Dans sa pièce, Voltaire présente Mahomet comme un homme fourbe et cruel pour qui la religion n’est qu’un instrument d’oppression. Ce monothéiste a deux dieux : l’amour et le pouvoir. Il veut conquérir la belle Palmire mais il a un rival, Zopire. Pour éliminer l’obstacle, il se sert de Séide, le véritable fanatique dans la pièce. Dans le contexte actuel, les allusions sont tentantes et certains ont voulu rejouer cette pièce malgré une forte réaction d’intellectuels musulmans engagés. Déjà du temps de Voltaire, il y avait eu une levée de boucliers pour la contester avec les mêmes arguments invoqués bien plus tard par Tariq Ramadan en 1993 : "La communauté musulmane d’Europe se sent attaquée, meurtrie, parce que, systématiquement, l’islam est lié à l’image d’un fanatisme étroit. Il y a des choses à ne pas faire dans des moments explosifs.". Au nom de la tolérance, il défend le principe de l’interdiction d’une pièce à laquelle il reproche son intolérance ou son islamophobie présumée. Comme quoi, rien ne change sous le soleil. Or, si Voltaire avait la phobie de toutes formes de dogmatisme, dans son esprit cela s’étendait à toutes les religions, que ce soit l’Islam, le Christianisme ou le Judaïsme, tout le monde en prenait pour son grade. De plus, son ennemi n’était pas la religion en elle-même, son ennemi, c’était l’intolérance. Et Tariq Ramadan de surenchérir auprès du metteur en scène : "Quand on approche des espaces intimes et sacrés, il vaut mieux s’imposer le silence". Tout à fait d’accord, mais à ce moment-là, que tout le monde se taise, les religieux en premiers, que le curé se taise, que le rabbin se taise, que l’iman se taise que les fanatiques se taisent. Dans un silence de mort, le monde serait dans l’instant apaisé mais sans doute plus ennuyeux pour les survivants. Nos différences et nos querelles l’animent.
Voltaire avait pour maître Cicéron, le passeur, l’intercesseur de la Grèce vers Rome. Pour lui, la communauté humaine, aussi variée et hétérogène soit-elle, avait une dimension naturelle. Ce qui l’unifie, c’est l’oratio et le ratio de nos amis latinistes : la parole et la raison. Cicéron constate qu’en grec cela donne logos et logos, cherchez la différence. Voltaire reprend cette idée : avant même les exigences du besoin de survie, prime cette dimension naturelle de la communauté humaine donnée par la parole et la raison. Comme Cicéron, Voltaire est un passeur : si on sait ce qu’il déteste, il ne dit pas ce à quel système de pensée il adhère et même s’il en a un. Il fait passer des idées bien plus qu’il n’en forge lui-même et il n’est pas aisé à cerner.
Ce que l’on peut toutefois distinguer chez lui, c’est que la base philosophique de sa tolérance, c’est le probabilisme prôné par certains sceptiques anciens, à savoir que, même si la vérité est inaccessible, on peut quand même défendre des convictions, des croyances qui paraissent plus probable que d’autres. Mais, même quand on affirme que la terre est ronde, personne ne peut prétendre détenir la vérité absolue : elle ne l’est pas, elle a une forme de patate un peu aplatie aux pôles. Au moindre doute, l’intolérance devient alors autant absurde que meurtrière.
Nul besoin d’adhérer à un culte, une secte, une idéologie pour être intolérant, il suffit d’être convaincu de ce qu’on dit, dogmatique. Le fanatique, lui, grimpe dans la hiérarchie: il passe à l’action. Par exemple, c’est un intolérant convaincu d’assurer son salut en égorgeant son prochain. Une conviction comme les autres. À une connaissance qui lui disait qu’il était convaincu, Sacha Guitry répondit "Ne vous en faites pas, vous prendrez votre revanche…"
De corpulence fluette, Voltaire répond violemment à la violence par son esprit sarcastique. Il avait pour ennemi intime Elie Fréron, le premier des journalistes, froid, dur, ironique mais toujours calme et correct. Voltaire s’amusait à lui donner tous les prénoms. Après avoir subi une sévère critique, Voltaire répondit par cette épigramme acérée :
L’autre jour au fond d’un vallon,
Un serpent piqua Jean Fréron ;
Que croyez-vous qu’il arriva ?
Ce fut le serpent qui creva
Ce à quoi Fréron répondit "Si le serpent est M. de Voltaire, le mal n’est pas bien grand". Hors la Cour, les duels d’esprits étaient cruels mais rarement mortels.
Voltaire, c’est un heureux mélange de rationalisme et d’empirisme. Zadig et sa démonstration de sérendipité, cette faculté bénéfique à Sherlock Holmes et à tous les découvreurs, l’illustre parfaitement. Dans son mode de fonctionnement, il suit les traces de Newton : je constate par mes sens puisque je n’ai que ça à disposition, je ne fais pas d’hypothèses abracadabrantes, j’expérimente pour reconstituer la loi des phénomènes. Voltaire applique cela à tous les domaines, à toutes les causes qu’il défend.
En prenant tardivement connaissance de l’affaire Calas, il se demande de quel côté s’est trouvé le fanatisme pour savoir sur quel bord se mettre. Ce huguenot a-t-il réellement étranglé son fils parce qu’il voulait devenir catholique ou est-il innocent ? A-t-il été jugé et condamné parce qu’il était protestant ? Barrès disait de Dreyfus « Qu’il soit coupable, je le déduis de sa race ». La culpabilité de Callas s’est déduite de sa religion et Voltaire l’a dénoncé avec virulence. On l’a souvent présenté comme un athée bouffeur de curé. À mieux le connaître, il fut longtemps à la suite de Newton, théiste, partisan d’une religion naturelle. Son dieu était horloger, agent libre et ordonnateur mécanique du monde. Il versa par la suite dans une certaine forme de vitalisme : le dieu mécanique, personnalisé de Newton s’efface au profit d’un principe impersonnel dont tout émane et de toute éternité beaucoup plus spinosiste. Si "tout est action" comme il continue de l’affirmer dans son opuscule "Il faut prendre un parti, ou le principe d’action , la mort même est agissante.". Ce que n’auraient pas renié Darwin, Mendel, Bergson ou Huxley réunis. Rien ne se perd, tout se recycle.
Ce que l’on retient de Voltaire, c’est une culture systématique du doute. D’Alembert, qui était le plus proche de lui avançait une formule lapidaire qui le définit parfaitement : "Savoir attendre et douter". On comprend mieux pourquoi il n’aimait pas les cons…