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Cahier décharge Je ne sais pas ce que c'est, je le saurai quand j'aurai terminé. Et j'aurai terminé quand je saurai ce que c'est.

Page du 16 novembre 2017 Jour grotesque

Denis Vallier

     Par-dessous, dans les profondeurs, nos racines se nouent et s’entremêlent. Victor Hugo ne cache pas son admiration pour le grand Shakespeare et son Songe d’une nuit d’été où grotesque et sublime s’interpénètrent. Ce qui est dommage, c’est qu’en lisant sa magnifique préface de Cromwell, on peut parfaitement interpréter cette proximité entre grotesque et sublime comme un choc frontal entre deux mondes différents et imaginer Hugo utilisant théâtralement un repoussoir pour mieux mettre la beauté en évidence. Le laid qui déborde, tout le monde connaît ça et nul ne le retient, surtout s'il s'épanche. 

     Bien sûr, il y a de ça, mais Hugo y voyait avant tout un processus, un mouvement dynamique de transfiguration par laquelle le grotesque, vilain petit canard, produit le sublime. C’est le fil rouge de son œuvre qui n’est pas sans rappeler la genèse des supers héros qui encombrent nos écrans. « Plus loin, tu trouveras un trou noir comme un four, un cabaret qui chante au coin d’un carrefour, sur le seuil, boit et fume un vivant qui le hante. C’est un homme fort doux et de vie élégante, un seigneur dont jamais un juron ne tomba, et mon ami de cœur, nommé Goulatromba ». C’est ainsi qu’apparait dans Ruy Blas ce personnage en apparence insignifiant, en marge, précurseur de Quasimodo. Ce nabot grotesque et secondaire accompagne tout un panthéon de personnages qui, se donnant la main, font le tour de la question. Pourtant, chose rare, Victor Hugo s’est donné la peine de le dessiner : une sorte de bestiole poilue aux oreilles d’âne, aux grands yeux rond, à l’énorme bouche souriante de fêtard prête à mordre la vie et portant plume au chapeau et rapière en bandoulière. Pourquoi donc se donner cette peine sinon pour nous fournir avec Goulatromba son autoportrait caricaturé : voyou nabot, guerrier et querelleur, prêt à en découdre, à la grande gueule éructant, vomissant ses mots brûlants dans les bas-fonds. Même quand on s’appelle Victor Hugo, un bon dessin vaut mieux que mille mots comme aurait pu dire ma grand-mère qui en était amoureuse. Manifestement, aux yeux d’Hugo, les gens sont soit beaux, soit laids, pas de milieux. Les autres, entre les deux, présentent peu d’intérêt. Il s’est décrit moche. L’esquisse d’un dessin donne vie à l’idée que l’on se fait de soi-même parfois bien mieux que des mots car elle en est l’essentiel, la substantifique moelle difficile à exprimer. Par ailleurs, il faut s’aimer sans le montrer pour se caricaturer ainsi en grande gueule paillarde: faire son autoportrait répond la plupart du temps à l’amour que l’on se porte et le faire avec humour et recul désamorce les sarcasmes dont on se soucie malgré tout quand on est un tantinet cabot.

Page du 16 novembre 2017 Jour grotesque

     S’il vivait encore, il n’apprécierait guère les selfies indécents non seulement parce que se voir en train de se regarder est du plus haut ridicule mais surtout parce que ces miroirs manquent par trop de réflexion et demandent trop peu d’efforts.

     Le grotesque anti-beau de Victor Hugo, fermé sur sa forme ridicule, est une glaise à pétrir et à penser qui déforme activement notre perception habituelle, qui nous fait prendre avec quelques risques des virages à angle-droit sur nos mornes autoroutes rectilignes. Quasimodo, le monstre malicieux de la cour des miracles, étonné et triste, possède comme un trésor la plus belle laideur de cette terre : même si sa grimace est un visage, ce Pape des fous « mériterait la papauté à Rome comme à Paris. » En tout cas, il est devenu dès les débuts du cinéma, une vedette hollywoodienne : ce qui est important dans ce personnage boiteux, c’est avant tout son extraordinaire agilité et sa surprenante mobilité, caractéristique indispensable et nécessaire aux super-héros américains. Au départ, tous ces héros sont des pauvres types, des loosers, qu’un coup de baguette magique transforme en superman. Ce ne sont pas leurs pouvoirs remarquables qui définissent ces héros, c’est ce qu’ils en font. Ce sonneur, qui s’emboîte dans la cathédrale et chevauche comme un centaure Marie et Jacqueline ses cloches préférées, est une « pierre vive » rabelaisienne de Notre-Dame, un démon, une gargouille qui s’en serait détachée et échappée. Son grotesque n’est pas pétrifié mais agile, dynamique et subversif : il tue par amour mêlé de jalousie son protecteur et maître Frollo pour sauver la belle gitane Esméralda, l’amoureuse éconduite d’un beau militaire. Ensuite, il détruit partiellement l’édifice séculaire

Page du 16 novembre 2017 Jour grotesque

     Du temps de ma prime jeunesse, nous étions nombreux à avoir lu Notre-Dame de Paris malgré l’épaisseur de l’ouvrage. Mais un regard d’enfant ne fait que glisser sur la pierre, il ne peut guère pénétrer l’édifice : l’allégorie ne traverse pas la profusion des images. La cathédrale n’est qu’un bâtiment, Esméralda, une sensuelle danseuse gitane et Quasimodo tient plus du gorille sensible que de l’humain.

     Ce n’est que bien plus tard, au hasard de l’index dans sa bibliothèque qu’on découvre la profondeur du monument. Notre-Dame de Paris est un monument d’amour et de démolition qui réécrit la Belle et la Bête : mais cette fois, le grotesque n’atteint jamais le sublime qu’il mérite pourtant. Pour saisir cela, il nous faut relire l’ouvrage en changeant son niveau d’interprétation. Esméralda subit la question et cette danseuse devient elle aussi boiteuse et sa danse reprend alors en miroir de manière sublime pour le coup, la danse pitoyable de la gargouille vivante. Cette danse est très nietzschéenne : Nietzsche voulait croire en un Dieu qui saurait danser mais, à la suite de Baudelaire, il ne croyais pas en Hugo il le tenait pour « un âne de génie, un phare de l’Océan du non-sens », il lui trouvait un « sensualisme plébéien », une « bêtise romantique obscurcie de fumée et de vacarme » il n’avait pas de mots assez durs pour en parler ce qui ne l’empêcha pas d’y faire référence et de citer l’archidiacre montrant un livre : « ceci tuera cela » en désignant la cathédrale.

Page du 16 novembre 2017 Jour grotesque

     Quasimodo le disgracié magnifique de laideur et Esméralda la beauté bannie sont deux personnages finalement très proches et leurs squelettes se retrouveront enlacés au sous-sol pour un mariage macabre. Hugo conclut que pour ceux qui ont connu Quasimodo vivant, la cathédrale parait désormais inanimée, morte, elle est « comme un crâne où il y a encore des trous pour les yeux mais plus de regard ». L’âme de la cathédrale et de notre société est le grotesque, la dynamique, l’art de l’écart, de la subversion, la remise en question de l’architecture de la pensée, c’est Quasimodo : il n’y a plus de Dieu dans les cathédrales pour Hugo le provocateur anti-platonicien. Paradoxalement, ce livre en apparence le plus archéologique, remet en question toute les structures antérieures que nous imaginons dans nos vies, Notre-Dame de Paris est une église vide, un roman sans Dieu qui affirme notre liberté, notre singularité, notre faiblesse et notre petitesse, il refuse le monumental et les édifications qui nous écrasent. Il nous redonne chair.

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