Page du 19 novembre 2017 jour d'un autiste
Quand les murs ont des oreilles ça papote, ça chuchote, ça bruisse de vie mais si mes oreilles en viennent à se construire des murs, c'est l'autisme assuré… je deviens alors très vulnérable, à l’extrême bord d’un gouffre : le trou béant du regard des autres. Dans ces moments dangereux, je réalise que chacun de mes mouvements devient pertinent et prend une importance considérable mais que je ne maîtrise plus rien et deviens ainsi encore plus vulnérable. Entre l’idée et la réalité, entre le mouvement et l’acte, se glisse insidieusement l’ombre. Est-ce le baiser ? l’exploit ? la réussite ? le crime ? ou bien l’ombre de toutes ces choses qui nous causent les plus grandes joies et les plus grandes terreurs ? J’avance plus par l’ombre des mots que par leur clarté. Quand ça devient trop vague autour de moi, je suis désorienté : il me faut des lois, des règles, tout est affaire de convention, de codes. À cause de ce trou, je tombe dans la facilité au lieu de m’inventer un langage tout neuf. Moi-même, je ne suis pas constant et si on accepte ma présence, on doit aussi accepter que je ne sois pas là, que je puisse disparaître. Quand j’écris, je creuse encore plus profondément un trou pour y disparaître, un abri pour m’y poser, une cachette pour y jouer. Malgré tout, j’ai besoin d’affection et de compagnie, je sens combien je déteste être exclu du monde. Ceci semble être une phrase importante pour un autiste … tiens, je la note...
L’autisme est une énigme… Comment être humain de manière différente ? C’est un peu se demander ce qu’entend une chauve-souris ou ce que capte la langue d’un serpent. Se mettre dans la peau d’un autiste est un exercice scabreux mais tentant… Allons-y... Je me dirais autiste ,"pour de faux"… Je ne me sens pas forcément différent à chaque instant car il m’arrive de m’habituer à moi-même, mais je le sais… je m’en rends bien compte, je ne suis pas fou. Tant de choses vont de travers que je ne sais jamais si elles sont tordues ou si c’est moi qui part en vrille.
Ça commence dès que j’ouvre les yeux le matin quand je regarde mon réveil : pourquoi 12 mois dans l’année ? Et ensuite 7 jours par semaine, 24 heures dans une journée, 60 minutes dans une heure ? 60 secondes par minute ? Et d’un coup des dixièmes, des centièmes… Qui a inventé un truc pareil ? Il faut être un grand malade ! Je me suis lassé de ces calendriers aberrants et archaïques dont nous héritons ou de ces horloges où 40 se dit moins 20. Et d’abord, pourquoi JC et pas DV ? Mmm ?
Du coup, grand coup de balai : je compte les jours de ma vie en base 36 à partir de mon jour de naissance. Pourquoi 36 ? Parce que si je veux appliquer le système décimal à l’année de 365 jours un quart, ce qui est là aussi du grand n’importe quoi, c’est impossible avec 36,525 et que 36 est le nombre entier le plus pratique par rapport au dixième d’une année. J’ai donc pris les 26 lettres de l’alphabet auxquelles j’ai rajouté dix signes personnels. En ce jour, disons le 19 novembre 2017 c’est SVU, hier c’était SVT et demain ce sera SVV.
U représente le vingt-et -unième jour sur ma base de 36 et tu rajoutes 36 à la puissance 1 fois V soit 792 jours et 362 fois S, 24624, et tu as les 25437 jours depuis ma naissance… Je célèbre les passages de première lettre. La première lettre, ici S, représente un multiple de 1296 jours, trois ans à peu près, la seconde est un multiple de 36 jours. Franchement, reconnaissez que c’est bien plus facile de repérer les dates avec trois lettres qu’avec huit symboles et des tirets et comme ça, je sais tout de suite où j’en suis. Avant ma naissance, c’est en négatif avant DV. C’est quand même bien plus rationnel, non ?
J’ai mon petit univers personnel, c’est mon bureau et son ordinateur qui ressemble beaucoup aux dieux anciens : beaucoup de règles et aucune pitié… il y a quelque chose en dehors, comme un tout petit paragraphe de cet univers mais j’y vais rarement. Le vide est à la base de l’univers, à la base de tout… au moins à la base de l’univers, mais ce n’est pas tout. Le même vide est à la base de tous les autres univers imaginables et du mien en particulier. Mais le vide n’est jamais vide, ce n’est que de la matière très diffuse. Dans l’espace gigantesque qui sépare les galaxies, il y a forcément énormément de matière sinon il n’y aurait jamais eu de galaxies. Seulement, elle est très éparse et donc très peu visible. Même si leur précision est susceptible d’évoluer au fur et à mesure des découvertes, les calculs actuels indiquent qu’elle représente la moitié de la matière totale, le vide intergalactique, ce n’est pas rien… Cette matière invisible prend la forme de monstrueux filaments de gaz liant les amas de galaxie une molécule par ci, une molécule par là. On commence tout doucement à pouvoir les distinguer. Philosophiquement, on ne peut faire autrement que de penser que tout ce qui peut exister existe et donc, que tout existe, même le plus improbable : des êtres comme moi. Écrire est une métamorphose de ce vide en terre, en herbe, en arbre, en animal, en étoile, en vapeur, en poussière intergalactique et en mon ombre et mes nombres. Pour ma part, c’est fuir ma condition pour me donner de l’être et du volume comme se gonfle le crapaud, comme on bombe le torse pour se donner de l’importance. Mais je sens bien que l’être, surtout s’il est humain, n’existe pas : il n’y a que le passage et le mouvement de Montaigne dans le fleuve d’Héraclite