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Cahier décharge Je ne sais pas ce que c'est, je le saurai quand j'aurai terminé. Et j'aurai terminé quand je saurai ce que c'est.

Page du 20 novembre 2017 autre jour d'un autiste.

Denis Vallier

      Mon ordinateur est fichu, définitivement irréparable, il ne me sert plus, maintenant, c’est moi qui lui sers, j’accompagne ces derniers moments. Il faut savoir échanger les rôles au besoin mais c’est fini, je ne peux vraiment plus rien pour lui. Du coup, j’ai examiné en détail tout ce qui m’entoure, ce lieu où je vis, je l’ai bien examiné… Je crois que ce chez-moi représente à mes yeux la même chose que pour n’importe qui : un peu d’intimité, là où on a ce qui est à nous, là où on devrait se sentir en sécurité, en théorie du moins… Ce chez-moi est exactement à mon image : tout y est, vraiment tout, mais en vrac, vous devriez voir le souk…

Page du 20 novembre 2017 autre jour d'un autiste.

      C’est bien simple, pour retrouver quelque chose, je suis obligé de tout sortir. Je sais bien que la chose y est, mais où ? Dans ma tête d’autiste, c’est pareil. Les idées vont et viennent d’une tempe à l’autre comme la bulle du niveau d’un maçon qui penche d’un côté ou de l’autre. Dans ma tête tournent des idées, elles sont devenues bien rondes, bien lisses à force. Quand elles deviennent rondes et lisses et dures, elles vont très vite comme les billes d’un flipper frénétique que renvoient vigoureusement les élastiques et personne d’autre que moi ne peut les saisir ni même les apercevoir. De temps à autre, je fais tilt comme mon ordinateur. C’est pour cela que je remplis ce cahier, tout y est aussi, mais en plus accessible et en moins bruyant. Ça m’aide à ranger.

      Dans tout ce que l’on dit le plus banalement du monde, il y a toujours un sens caché pour les autistes : il leur faut observer, apprendre, scruter. Ils aimeraient apprendre à comprendre instantanément ce que les gens disent. En fait pas ce qu’ils disent à proprement dire mais plutôt ce qu’ils veulent dire parce que trop souvent, c’est tout le contraire surtout quand ils sont dans la dérision. Or les autistes se fient toujours à ce que les gens disent. Ils sont exacts, toujours exacts, précis et les gens ne le sont pas, ou presque jamais ce qui est pire, Comment être certains de quoi que ce soit dans ces conditions?

Page du 20 novembre 2017 autre jour d'un autiste.

      Pour eux, un mot a un sens, celui précisément qu’ils ont attribué à cet ensemble de lettres. Avec les lettres on fait des mots, mais quand on leur fait parvenir un mot, dans ce mot il y a plusieurs mots et s’il y en a beaucoup, le mot n’est plus un mot, il est une lettre… et si de plus cette lettre est écrite dans un journal, elle devient un article. Et si pardessus le marché, le journaliste a un peu de verbe, il peut écrire un article de plusieurs milliers de mots sur un sujet... Si ce genre de réflexion a pu faire le bonheur et la fortune de Raymond Devos, il pourrit la vie des autistes. Ce devrait être simple pourtant, oui devrait toujours dire oui et puis c’est tout… et bien non : quand les gens prolongent le ouuuiiiiii, ça peut vouloir dire qu’ils sont d’accord mais qu’il y a peut-être quelque chose qui accroche et alors, il faut deviner et ça, c’est à devenir fou. Du coup, ils ne savent jamais ce que les autres pensent ou comprennent, ils ne peuvent que le déduire de leurs réactions mais elles leur paraissent incohérentes. Les pires sont les poètes, leurs mots ont toujours plusieurs sens et ils ne savent jamais lequel est le bon. Si les mots avaient simplement deux sens, au bout de dix mots, cela ferait deux puissance dix possibilités et il leur faudrait toutes les étudier pour comprendre : 210 pour dix mots… c’est impossible, cela dépasse les capacités de tout cerveau. Mais dans les dictionnaires, les mots ont souvent bien plus que deux sens, ça peut être trois, quatre, c’est une variable de plus, c’est infernal. Il leur faut alors une patience de joaillier pour faire d'abord tourner un vocable sur lui-même à la manière d'un diamant brut jusqu'à ce que s'observe une scintillation de sens... et ensuite à le tailler d'une façon qui le mette en valeur. Vous parlez d’une sinécure ! Et l’on s’étonne que les autistes aient l’air ailleurs...

      "Humain… Suis-je humain ?... Parfois, ma différence est si désespérante que je veux me suicider. Ce qui est désagréable, ce n’est pas de penser constamment au suicide, ce qui est désagréable, c’est que c’est déclencher par un flot de souvenirs négatifs et une énorme haine de soi, une haine qui se manifeste par le désir de me découper en morceaux. Je sais bien que ça ne servira à rien, que ça ne m’apportera pas grand-chose, mais est-ce que ça a de l’importance ? Faut-il que ce soit utile ? C’est déjà assez difficile de mettre fin à ma vie, alors si en plus, je dois m’arranger pour que ce soit utile, c’est trop me demander... mais puisque j’ai dit que je le ferai, alors je suis obligé de le faire, je suis incapable d’hypocrisie. Quand ça ne dure qu’un jour, c’est supportable, mais si ça dure cinq jours, c’est épuisant... Heureusement, j’ai mes pilules : si j’en prends 75 ni plu, ni moins, dans la journée, je passe de la vallée sombre la plus profonde à des sommets de bonheur suprême qu’aucun être humain ne puisse atteindre, pour ce que j’en sais du moins. Je suis un être, ça bien sûr, mais je ne suis pas un être humain… Je voudrais tant l’être et tout ce qui va avec…Quand je suis dans cet état, je vois toutes les choses qui me menacent en perspective, je les vois d’un peu plus loin, je leur donne les bonnes proportions, je peux respirer et regarder autour de moi. Tout est toujours affaire de distance, je dois en permanence savoir à quelle distance me mettre, aussi bien quand je rencontre quelqu’un que quand je me heurte à une contrariété, c’est parfois fatiguant. Ce bonheur suprême commence par un tout petit déclic, quelque chose qui fond dans ta tête et soudain tout devient fluide et tu te détends. Alors tu te dis, ça y est, ça commence, c’est très subtile, tu redécouvres le monde, la pagaille dans mon appartement, tu as envie de remettre de l’ordre, de mettre des vêtements propres et de te coiffer, c’est comme sortir d’un coma, c’est presque devenir normal et c’est très bon… Mais ensuite, systématiquement, l’effet des pilules s’atténue…"

      Non mais, je fais quoi là ? Me mettre dans la peau d’un autiste, pourquoi pas d’un cloporte ou d’une méduse ? ce n’est pas très porteur…et puis, c’est impossible, c’est un autre monde, quoique… je débloque oui !... Je ne voudrais pas vous effrayer…ne vous sauvez pas, ne m’écoutez pas… j’ai besoin de vous…Allez, je vais boire une bière. Et après, j'en boirai une autre, et une autre jusqu'à ce que je sois trop épuisé pour poursuivre ma métamorphose

Page du 20 novembre 2017 autre jour d'un autiste.

- Je n’suis qu’une larve?
- Non!
- Mais si! Je meurs dans la métamorphose. Papa, que faire?
- Mon gars, tu tapes tes mots et tu la fermes.
- D’accord… mais… Papa… comment est-il possible que j'entende ta voix? Tu es mort !
- Ouais, et après? Si tu m’entends…

 

      J'entends, j’attends. Le temps passe. Et moi, seul, face à l'écran, j'écris toujours. J'écris et je suis le seul à lire mes écrits. Bon! Et maintenant, je fais quoi? Tous les jours, je vérifie et la montagne derrière la maison est, comme tous les jours, à la même place que la veille. La montagne derrière chez moi vieillit. Moi itou. Elle ne bouge pas beaucoup la montagne derrière chez moi. Moi itou. Mais moi, j’attends quoi ? À contretemps je vis. À contre-courant j’attends.

      Je tape des mots. C'est tout ce que je sais faire, taper des mots. Papa l’a dit, alors, je tape sur des mots. Et je les tape là, là et là jusqu’à ce qu’ils soient bleus. Je veux oublier mon existence. J'ai l'impression d'être un arbre. Plus rien de ce qu'on m'a enseigné ne tient. On m'a raconté : "Tu vas à l'école. Ensuite, en plus de former une famille, tu te trouves un boulot pour rapporter du fric à la maison. D’un coup, une fois la source du temps des hommes épuisée, tu te découvres propriétaire d'une maison. À la fin, les enfants quittent la maison, tu obtiens le grade de retraité et t'attends..."

      M'enfin, c’est quoi ces histoires ?… Du calme… Dans le coin, la sève coule en douce. C'est le printemps qui la pousse.

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