Page du 22 novembre 2017 jour solitaire
On me reproche de parler tout seul, mais, tout d’abord, comment ça peut se savoir ? Et puis, quand on est seul, il y a deux façons de se parler tout seul : il y a soit la confession, soit la colère… Je crois que je préfère la colère : regarder en arrière, faire continuellement le bilan, évaluer son bonheur, est trop dangereux pour les sains d’esprit quand ils foncent droit dans le mur alors que la colère, contre l’absurde, la mort, les embouteillages, Dieu, les lois de la physique ou moi-même, contrairement à la haine étouffante, est libératrice et porteuse de vie même si elle est effectivement mauvaise conseillère...
En dehors des asiles et des prisons, toute parole exige normalement la présence simultanée d’une voix et d’une écoute et il faut pouvoir accepter cette part de dépendance réciproque, mais pour l’écrit, mes fantômes me suffisent, ou bien l’écho d’une crypte. On a bien une idée de leur physionomie, mais comment parlaient Victor Hugo ? Lamartine ? À plus forte raison Shakespeare, Cervantès, Spinoza, Montaigne, Villon, Socrate et tant d’autres ? Quel était le son de leurs voix ? Leurs intonations, leur phrasé ? En perdant harmoniques et volume elles sont devenues idéales. Si leur puissance nous est parvenue nous ne pouvons qu’imaginer leur souffle. J’aimerais tant pouvoir les entendre
Je me suffis… Ma maisonnette Sam suffit me suffit. Mon autosuffisance affirmée haut et fort ne signifie pas que je méprise le lecteur pour autant, tout au contraire : il ou elle est l’expression de la liberté par définition. Le respect est dû au lecteur par quiconque veut écrire : c’est la première attitude de l’écrivant car il en a besoin malgré tout ce qu’il peut en dire. En effet, le lecteur n'est pas obligé de le lire, ni du tout, ni jusqu'au bout... Qui aurait l’endurance et la patience de parvenir jusqu’au bout de ces lignes ? Peut-être un lecteur Nazca qui n’hésiterait pas à quitter sa vallée rassurante pour parcourir de bout en bout les gigantesques géoglyphes tracés dans les déserts pierreux du Pérou. Ces tracés que l’on a découverts par avion sont gigantesques et ont beaucoup intrigué. Ce sont des parcours sur plusieurs kilomètres d’une seule ligne que les Nazca arpentaient pour déposer leurs offrandes sur des autels ... Depuis que Trump est devenu président des États-Unis, n’importe qui est autorisé à se prendre pour un dieu.
Pour le reste, c'est une affaire de goût... Je sais d’expérience que ce qui guide la lecture, ce sont les préoccupations d’expression que l’on a soi-même, de trouver un lieu où l’on ne peut spéculer avec soi-même. On retrouve toujours un peu d’Auvergne ou de Jura dans les pays les plus lointains. C’est tout le problème de la lecture : est-ce que j’accepte de pénétrer quelque peu dans un autre que moi-même ou est-ce que je cherche des échos à ce qui m’intéresse ? On attend toujours les êtres comme on les veut, on n’est pas prêt à la surprise. Toute vraie lecture est chose rare...
Écrire est toujours le fruit d’une lutte. À l’origine il y a le besoin de s’exprimer, de s’alléger, de s’épurer, constamment contrarié par les contraintes, les impératifs du rendement, de la digestion intestine. Il y a les mots qui s’accumulent, gangrènent dans la mémoire, y pourrissent et s’y perdent. On a tous des problèmes digestifs ou autres mais les problèmes ne restent pas des problèmes, ils se transforment en autre chose. Il y a les fantasmes qui empoisonnent, deviennent indissociables des sensations mais au final, vous sauvent la vie… des sortes de vaccins contre la réalité. Et tout, sous le poids des pressions, s’agrège, subit des métamorphoses, monstrueuses pour certaines, du moins depuis Ovide.
Dans bien des cas, quand les mots sont devenus insuffisants, rien ne vaut un bon coup de pied au cul. Il y a toutefois plus de bonheur à donner des coups de pied au cul qu’à en recevoir. Que gagne-t-on à trouver les mots que l’on cherche désespérément ? C’est que les mots ont droit de vie et de mort, ils ont tous les pouvoirs, celui de tuer comme ceux des tyrans, celui de soigner que ce soit par l’effet placébo ou la psychanalyse. Ils séduisent, convainquent, désespèrent, rassurent, amusent, conjuguent tous les verbes de notre vocabulaire. En tout cas, pour ma part, ils pensent à ma place : je ne suis pas un penseur, je suis une éponge, je ne fais que ramasser des miettes, accueillir des mots errants de passage. Des phrases se forment au loin, au-delà de l’horizon, comme des vagues poussées par des vents inconnus. Elles déferlent sur mes pages.