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Cahier décharge Je ne sais pas ce que c'est, je le saurai quand j'aurai terminé. Et j'aurai terminé quand je saurai ce que c'est.

Page du 23 novembre 2017 jour de lecture

Denis Vallier
Page du 23 novembre 2017 jour de lecture

      Un mot isolé est orphelin de sens, il ne veut rien dire, il ne prend vie que par un acte, la phrase. Si je prononce un mot au hasard et que je dise « image » par exemple, les uns verront un dessin, les autres un tableau ou une photo ou bien encore un timbre-poste. Une image, ça n’existe pas, il n’y a que des images. Certaines m’habitent et il y en a d’autres où j’aimerais m’exiler. Il en va de même pour tous les autres mots. Notre communication, même la plus rigoureuse, ne peut-être qu’approximative. À propos, il y a de quoi méditer sur le désamour des images et des mots, sur la manière de mettre en image le bruit des choses et du monde, sur le désir de toucher le réel ou bien de le détruire, de le quitter, d’inventer, et d’en demeurer inconsolable.

Alexandre Louis Leloir - Jacob wrestling with the angel

Alexandre Louis Leloir - Jacob wrestling with the angel

      Lire et écrire, c’est être appelé à un combat à voix nue, à un drame… Une fois posée une phrase comme celle-là, qu’est-ce que l’on fait ? On va se coucher parce qu’il se fait tard ? J’exagère, je gonfle, j’amplifie, je m’écoute écrire : un bon vieux mélodrame suffira la plus part du temps. Mais en tous cas, c’est un beau risque : l’incommensurable et la contamination par une émotion sont des dangers attirants à la portée des caniches de Céline.

      De plus, comme le savent très bien les auteurs dramatiques, il n’y a pas de mélodrame sans illusions forcément déçues… Le problème, c’est que lorsque les hommes se combattent, que ce soit pour une bonne ou une mauvaise raison, au bout d’un moment, ce qui compte, c’est de gagner. Ils savent bien qu’ils se battent pour pas grand-chose, voire pour rien, mais rien n’y fait. Il se peut même qu’ils oublient totalement pourquoi ils se battent, l’important sera alors d’écraser la face de l’adversaire sous sa botte. Nous sommes faits ainsi et pour un bon moment encore. De même, on se lance à l’aventure dans les dimensions cachées du langage, et l’on risque de se perdre dans un non-savoir, de se perdre soi-même. D’une manière invisible, l’écriture est appelée pour détruire, anéantir un bavardage dans lequel nous étions si malheureux et inconsolable, ou bien si heureux et confortablement installés, enfermés. Tout système fermé sur lui-même est dans l'impossibilité d’apprécier et de prouver quoi que ce soit en dehors de lui-même nous laisse entendre les scientifiques accrochés à la relativité restreinte.

      Or, même s'il faut rester modeste face au monde et au savoir, il ne faut pas hésiter à lancer des idées générales qui auraient valeur de vérité. Cela ne veut pas dire qu'elles sont des vérités et que vous pensiez vraiment qu'elles le soient, loin de là. Mais l'être humain ne peut pas raisonner autrement qu'en pensant avoir raison : même s'il garde un doute toujours enfoui, il doit penser qu'il n'a pas totalement tort au moment où il pose ses idées. La force de celui qui veut se mettre à écrire ce n'est pas d'avoir toujours raison, mais d’entretenir un doute et ne jamais s'appuyer sur ses idées. Elles sont comme un flux, il ne s'identifie pas à elles, il les méprise en même temps qu'il y consacre son temps.

      De l’autre côté de la page, face à l’écriture, éclairée et magnanime, la lecture dissipe les brumes et fait apparaître en chacun d’entre nous une construction singulière, une architecture intime. Elle nous met en relation avec un auteur, avec sa langue et sa pensée, avec son monde, avec nous-même. C’est le moment privilégié où le réel, ce que l’on tient pour vrai, se frotte avec l’intime, notre mystérieux univers intérieur, infini et travailleur.

Page du 23 novembre 2017 jour de lecture

      Parmi les risques que l’on court, il y a celui de devenir un peu plus libre qu’auparavant. L’écriture trace ses lignes hors-piste. Son tracé n’est qu’une suite de points qui par définition sont infiniment petits au point d’être invisibles. Et pourtant lorsqu’on les réunit, ils nous donnent l’illusion d’une continuité. De ce point de vue, insignifiant lui-aussi, écrire est la plus grande force car elle enfreint inévitablement la Loi, toutes les lois ainsi que sa propre loi. On peut violer les lois sans baisser culotte. Écrire et lire et penser, c’est fondamentalement dangereux, innocemment dangereux. Penser, c'est vivre, prendre des risques et mourir. Mais ne pas penser, méditer, c'est aussi en prendre et mourir... Penser est le produit de la fonction naturelle la plus animale, la plus continue, chez les mammifères du moins : le fonctionnement cérébral qui n’est jamais aussi actif que quand il se repose en rêvant. Même pour les plus limités d’entre nous, penser, c’est ce que l’on fait le plus. Le cœur s’arrête entre deux battements, la respiration entre deux mouvements, le cerveau lui, fonctionne tout le temps même durant notre sommeil. La seule exception est quand on tombe amoureux. Il suffit de constater ce qu’un KO produit comme effet pour s’en assurer.

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