Page du 26 novembre 2017 jour de vérité toute nue
L’« art » est don. La générosité du don ne doit pas laisser voir ici en œuvre une acceptation inconditionnelle de l’autre. Le lecteur devra remplir un certain nombre de conditions pour devenir l’éventuel destinataire de l’écrit, son interlocuteur, son vis-à-vis. Il faudrait pour cela qu’il soit accessible, libre, vacant, tourné vers l’écrivant et de préférence, insomniaque. En fait, la disponibilité et l’ouverture ne suffisent pas ; une attention affinée, une réceptivité orientée vers l’écrit sera requise, tout comme une certaine plasticité psychique, une aptitude à la perte temporaire de ses représentations fixées, une souplesse des identifications, et malgré mon optimisme habituel, un léger penchant au déshumain...
Pour que le lecteur puisse accéder au statut d’interlocuteur, il devra être en mesure de donner accueil à la part de vérité de l’écrit, il doit bien s’en trouver sous une phrase par-ci, par-là, je ne sais pas bien ce que j’en fais…
Les meilleurs écrits sont ceux qui exposent clairement ce que l’on sait déjà confusément. Il y a des gens (je ne saurais dire s’ils sont nombreux ou pas, mais j’en suis) qui en lisant un texte, sentent qu’ils auraient pu l’écrire et regrettent de pas en avoir eu l’idée ou l’occasion. Si cela devait vous arriver, je verrais cela comme le plus beau des compliments. En cela, le texte retire quelque chose à son lecteur, (ce que j’ai lu, je voulais l’écrire), il invite le lecteur à sortir de sa posture pour l’inciter à écrire. Même si, en fin de compte, cela ne doit finir, pour mon cas du moins, que par une frustration et une déception.
Me lire n’est pas plus une sinécure qu’une partie de plaisir, c’est une expédition spéléologique. Cela procure le sentiment que mon texte est une concrétion calcaire profondément enfouie au fond de sombres cavernes difficiles d’accès. C’est sans doute parce que ce n’est pas la première fois que mon éventuel lecteur le lira : ce que j’écris laisse systématiquement une vague et fugitive impression de déjà-vu. En tout cas, c’est ce que je ressens quand je me relis (!).
En y regardant de plus près on pourra retrouver plusieurs fois la même phrase éparpillée de ci de là parce qu’au moment où je l’ai répétée, je n’ai pas trouvé meilleure formulation par manque d’effort et de talent sans doute. C’est que nos pensées comme nos vies sont avant tout répétition, le cœur bat, bat, bat encore et toujours, les poumons respirent mécaniquement tant qu’on n’y pense pas. Chaque jour, nous répétons tous les mêmes gestes, se lever, se laver, manger, évacuer… Nous bégayons allègrement tous en cœur. « - Bègues de tous pays, é-é-é-éécc-éccri-écrivez à àà la à-la-la écr-écrivez à l’-l’Iiinnnnnstisss-à l’Iinnnnsssstu à l’Instutut des bèbègues ! »… Et on a tant et tant écrit depuis tant de temps… Je n’invente rien quand j’écris, je reformule. Que faisons-nous d'autre ? Répéter toujours la même chanson, le même air, commune odeur de rose... Bien sûr, vous et moi, hélas: pas tous ! savons combien le répétitif est la loi, la petite musique... et le si peu à dire... Courage malgré tout ! Il me faut lutter. Non pour vaincre, encore moins pour être défait, mais pour orner le temps. Et m'en désennuyer. Seuls mes poèmes peuvent de temps à autres faire preuve d’originalité à mes yeux. L'écrabouillante majorité d'entre nous n’y verra que fumisteries absurdes.
De manière générale, on écoute rarement l’autre. Et plus rarement encore, on comprend la pensée de l’autre. J’aurai beau choisir les mots les plus beaux et les plus percutants de mon vocabulaire, les sonorités les plus musicales, ce ne seront que des bruits plus ou moins agréables s’ils ne sont pas compris. Une pensée mal comprise peut être une pensée mal énoncée, certes, mais lorsque le contraire se vérifie, il se produit alors un choc d’énergies, qui est très caractéristique. Il se crée dans l’instant une alcôve fragile et précieuse d’écriture commune.
Comprendre, dans ces rares moments, c’est alors se départir de l’habitude, accepter que l’intuition et la représentation, bref, les images, aient le souffle coupé par la parole ouverte sur tous ses horizons, que l’écriture ou la poésie ne soient pas de pure expression, mais de recherche commune. La joie de comprendre les choses est le plaisir le plus noble qui soit. La lumière d’intelligence, fragile ou puissante, que nous découvrons dans les écrits des autres nous découvre en retour à nous-mêmes autrement. Quand il lit ce qui le regarde intensément, le lecteur se sait lu, déchiffré. C’est le thème ancien du livre comme miroir où nous apparaît notre vrai visage inversé. Mais l’image ne saurait être parlante, le livre n’est pas un miroir fidèle du lecteur, même si ce dernier perçoit en lui la trame sensible de sa propre vie. Il est seulement un exemple de la façon dont on peut se raconter sa vie. Au Bahreïn, la loi autorise un médecin de sexe masculin à faire un examen gynécologique à une femme. Mais il ne peut regarder directement les organes génitaux de sa patiente. Il peut seulement les voir dans un miroir. Dans ce miroir déformant que je vous glisse sous les yeux, percevez donc votre vigueur, votre beauté, votre chance d’une certaine façon. Car voici que mon écriture, privée d’homme depuis longtemps, vous regarde avec, dans le regard, l’aveu qu’elle a dans ses jupes l’émotion que vous avez dans votre caleçon. Mais je m’imagine mal vous demander après lecture : « t’as aimé ? »… Comme si on venait de coucher ensemble, sans qu’on sache si même on était ensemble.
Une méditation abyssale suivie d’une élévation en spirale m’ont ébloui d’une révélation toute nue : quand j’écris, j’écris au départ pour le texte, compagnon secret et fidèle qui est là sans être vu mais qui, malgré tout, souvent me déçoit. Alors dans ces cas-là, j’écris pour mes tiroirs, pour mon ordi. Dans ce que j’écris alors passe ce qui me reste d’humanité… Ah l’homme ! Toujours l’homme, ce « misérable petit tas de secrets » découvert par Malraux dans un placard… Mon premier lecteur est le texte car il n’est qu’un seul destinataire qui puisse me lire et m’entendre vraiment : celui que je forge dans chaque mot, dans chaque instant de solitude et de silence. Il me revient de lui apprendre à lire pour rien, une façon de lire qui est bien une manière d’être.
On ne décode jamais vraiment un message ou une révélation, on y créé seulement un univers bien douillet, bien à soi. Et il est bon d'en sortir, de se regarder lire et d’observer ses réactions. Je me lis et me relie. Me reliant je m’unis. Tout compte fait, j’écris quand même pour moi seul, comme l’enfant heureux, échappant au souci de perdre ou de gagner l’amour, comme l’enfant abandonné soumis aux nécessités de la survie, livré, par sa faiblesse, à l’assistance des hommes ou des dieux et, par ses jeux, à l’accomplissement.
(J'ai cherché à joindre l'image d'une vérité toute nue mais je n'en ai point trouvée. Je vous laisse l'imaginer idéale.)