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Cahier décharge Je ne sais pas ce que c'est, je le saurai quand j'aurai terminé. Et j'aurai terminé quand je saurai ce que c'est.

Page du 27 novembre 2017 jour du premier pas

Denis Vallier

      Écrire sur l’écriture est auto-réversible et infini comme un grand-huit. Il est grand temps de tourner la page et de trouver enfin un début d’autant plus que la morale et la décence m’empêchent de préciser ici ce que j’impose à de pauvres mouches innocentes. Me voici face à la fenêtre blanche de cet écran, à ce dehors intime. Je me perçois aussi sot que le jeune Greystoke d’ Edgar Rice Burroughs, perché sur sa branche, face à une jungle dense, indifférente et grouillante de vie, criarde comme s’il n’existait pas.

Page du 27 novembre 2017 jour du premier pas

      L’œuvre, d’art ou d’autre chose, est une projection de la faune et de la flore infinies vivant dans notre intimité. On réalise depuis peu combien ce n’est pas qu’une image. Toute œuvre est un jardin qui s’organise dans une trouée de lumière. En nous tournant vers nos prestigieux prédécesseurs, on réalise qu’un long poème, comme l’Odyssée ou les Lusiades, est un jardin zoologique avec des rugissements de tigre, des fuites bruyantes de sangliers, ces sortes de cochons plein d’adrénaline. On s’y sent happés par d’irrésistibles chants de sirène. Ce que j’aime, c’est le marigot, la vie palpitante, comme dirait cet ahuri de Léo Ferré, et non pas ce que nous connaissons que trop bien, ce pavillon où le bonhomme lave sa bagnole tandis que bobonne lance un regard vide à travers la fenêtre de sa cuisine. J’éprouve l’appétit d’adolescence d'un adulte vieillissant qui se fout de l'adulterie comme de sa dernière chemise. Le lieu est dangereux, les minus y exploseraient en vol et il y a quelques albatros ... Tout s’y mélange, tout s’y dit, tout s’y devine, pas facile, sublime cloaque ! De la forêt primaire bon sang ! Voilà ce qu’il me faut… à la casse les pots de fleurs !

Illustration de Rockwell : "Love of flight"

Illustration de Rockwell : "Love of flight"

      Dans une existence, l’enfance n’en finit pas. Tel un Tarzan vierge comme sa forêt, j'ignore encore tout des survols rapides de lianes en lianes et des sentiers qui serpentent sous la végétation, tout de cette verte abondance qui peu à peu s’assombrit, devient masse noire tandis que les chants d’oiseaux graduellement s’espacent, s’amenuisent et soudain s’arrêtent net de par ma présence décelée. Pour l'instant, je guette Mowgli et je me tire la nouille sur ma branche. Sur ma branche d'arbre au-dessus de l'eau, j’y vois le reflet de la lune. Depuis je ne cesse de vouloir l'attraper mais sans jamais y parvenir. Si je tombe, le monde en sera changé, ça c’est sûr... Je ne serai jamais métrologue, pourtant je mesure la hauteur poétique du détachement qui se gagne par le haut, mais qui ne quitte pas la terre, son attache. Tarzan de banlieue, je me remémore mes landes ancestrales, cette stupide mutinerie qui m’a conduit dans cette galère, ainsi que ma bonne éducation.

      Sans doute mon écriture simiesque commencera-t-elle vraiment quand j’aurai oublié d’où je viens. Ma confrontation avec l’intime barbarie me contraindra à laisser le silence parler ainsi. Il n’y a qu’une façon de se connaître soi-même, c’est de se débarrasser de sa culture et d’écrire ensuite. Notre culture et notre éducation nous entravent. De toute façon, qu’est-ce que ma culture ? Je suis bien incapable de composer un opéra ou de fabriquer les éléments d’un ordinateur, même le fil à couper le beurre me donnerait du fil à retordre… que me reste-t-il quand j’ai tout oublié ? Comme une bête aux abois insatiable dans ses désirs, incertaine de ses conquêtes et repue par une ignorance à peine écornée, mon poème vital rendra grâces à l’inhumanité du monde dans un hymne païen au soleil levant. Mais les mots atteignent vite leurs limites : par contre, quoi de plus expressif qu’un grand fauve montrant les dents ? C’est un langage que tout le monde comprend, même la plus stupide des bestioles. Nous pleurons tous dans la même langue et fort heureusement, nous rions de même. Ne nous en privons pas, c’est un patrimoine mondial qui se passe de l’UNESCO. 

Page du 27 novembre 2017 jour du premier pas

      Également distante de l’exultation et de la résignation, ma poésie délivrera une parole contenue avec douceur, ouvrira doucement la cage aux fauves, pour les rendre à leurs forêts primitives. Aux fauves ! Que dis-je… aux dragons. Le dragon, c’est le danger mystérieux que nous réserve l’inconnu, la menace excitante des contes et légendes. Sur les cartes très anciennes, quand on figurait des territoires inexplorés dont on ignorait le contenu, on y dessinait des dragons. On supposait que les dragons s’y trouvaient puisqu’il n’y avait pas moyen de les apercevoir ailleurs.

      Mes pensées sont chaotiques comme si la forêt s’enracinait en moi pour évoquer avec mon propre cerveau ses vieilles pensées éternelles. Rien que ça… comment ose-t-elle ?

      Les fauves et les dragons reviendront à l’improviste, comme d’une tanière secrète quand mes défense seront affaiblies, quand la reddition brouillera ma vie et quand j’entendrai leurs feulements d’un autre temps. Même loin des extrêmes, la mort nous guette. Voilà que peut commencer l’ultime combat qui anéantira l’infâme imposteur qui est en moi achevant ainsi une révolution spirituelle digne d’un Thoreau au bord de l’étang Walden. Mais comment m’arroger le droit de transgresser la règle et l’ordre que j’ai au final librement accepté de respecter sans être inconséquent ? M’est-il possible de révolutionner la recette de la choucroute ou de la blanquette de veau ? Comment me rejeter moi-même tel que ma parenté, la société et moi-même avons contribué à élever ? Loin de la civilisation empoisonnée, il me faudrait alors fuir et arpenter la terre pour me perdre en pleine nature comme Christopher McCandless, le véritable héros d’Into the wild. Je voudrais vivre et ne peux me renier.

Monkey Business par Wallace Edwards

Monkey Business par Wallace Edwards

      Mais, qui est donc ce singe savant qui écrit là dans la pénombre de sa jungle ?... En fait, je n’écris que parce que je suis humain et que je veux l’être encore plus. Mais la vie a besoin de la vie, il me faut tuer pour vivre.  C’est la loi de la jungle, la dure règle du jeu. Il faut s’y plier comme disent les girafes à l’abreuvoir. Elles détestent ça autant que les tunnels. J’y suis obligé même si je n’aime pas ça. Mais l’homme aura beau faire, il ne redeviendra jamais totalement animal. Tuer le perturbe. Malgré tout, il vaudrait mieux pour tout le monde qu’il se jette dans le vide du haut de sa branche.

      Je me pose des questions qui posent question : que feriez-vous dans cette jungle sans moi ? Que ferai-je ici sans vous ? La réponse facile est « rien » ! Pourtant nous sommes là, n’est-ce pas ? pourquoi ? Si vous marchez dehors, à cette heure-ci en ce lieu exotique, et que l’on se croise, c’est que vous désirez sans doute quelque chose que vous ne possédez peut-être pas, et cette chose, je dois donc pouvoir vous la fournir : je veux croire que j’en ai la capacité et je m’en accorde généreusement l’autorisation. Car si je suis dans cette forêt depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps sans doute, et que même cette heure, qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux, ne m’en chasse pas, c’est avant tout affaire de circonstances et de trajectoires. Mais peut-être est-ce parce que j’espère avoir ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et ce serait comme un poids dont il faudrait que je me débarrasse sur quiconque, homme, animal ou pur esprit, qui passerait par là. Plus l’illusion est féroce et puissante, plus elle pousse au crime comme l’ignorent les fanatiques.

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