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Cahier décharge Je ne sais pas ce que c'est, je le saurai quand j'aurai terminé. Et j'aurai terminé quand je saurai ce que c'est.

Page du 8 novembre 2017 jour de solitude

Denis Vallier

    Tel le bernard-l’ermite changeant de coquille, lentement, je me détache non sans danger de mon passé pour rejoindre un nouvel ordre. Passer de l’encre intime aux pixels volatiles me semble une trahison.  Écrire est, a priori, l’expérience même de la solitude et en mauvaise compagnie en plus. La solitude en elle-même n'est pas une tragédie, elle est discrète et fort commune… c'est l’isolement, la tyrannie de la chambre vide, qui en est une car ni on ne le voit, ni on ne l’entend. Parfois on n’a guère le choix. C'est ce qu’Hannah Arendt appelle « la désolation » et qui est la cause intime des états totalitaires, au plus profond de chacun d’entre nous. C’est la massification contre l'individualisation, la solitude au milieu de la foule, nous devant nos ordis qui font écran

Page du 8 novembre 2017 jour de solitude

    S’il y a un intérêt au totalitarisme,  c’est de nous avoir fait prendre conscience de la nature radicale du mal absolu : elle ne peut être imputée à des motivations humaines mais plutôt au dernier stade du totalitarisme quand un pays entier n’est plus qu’un vaste camp de concentration. L’histoire nous fait dire que cela peut très bien recommencer par de tout petits camps de la taille des individus devant leurs ordis.

   Un préjugé de notre tradition occidentale nous laisse croire que le pire mal qu’un homme puisse inventer et faire découle directement de notre égocentrisme. Arendt démontra que les horreurs des nazis et le mal extrême en général n’avaient rien à voir avec un comportement immoral et infâme restant humainement compréhensible tel que l’égocentrisme, qu’il a à voir en fait avec la déshumanisation, avec le fait de rendre l’être humain accessoire, inutile, voire superflu. Ce qui est inhumain en nous nous demeurera à jamais inaccessible et pour toujours incompréhensible.

    Hannah Arendt tenait ses convictions de son vécu. Fuyant le nazisme, elle s’était réfugiée en France. Avec la déclaration de la guerre, elle fut internée en tant que Boche et sous l’occupation, elle fut maintenue en détention en tant que Juive…Cherchez l’erreur… Le mal se fait son idée de l’humanité et au nom de cette idée nie l’humain en l’homme. C’est ce à quoi aboutissent les camps de concentration par l’absurde : le châtiment n’a aucun lien avec la faute et peut être totalement gratuit, l’exploitation peut n’être d’aucun profit, le travail n’a pas besoin d’être rentable, ce qu’il faut avant tout, c’est détruire l’humanité en l’homme... En Corée du Nord, le plus grand camp de concentration au monde, une seule coupe de cheveux est autorisée, la même que celle du chef sinon c’est la tête qu’on coupe. L’important est de fabriquer du non-sens en vase clos : un endroit où chaque acte, chaque émotion, devient, par principe, dénué de sens. Et quand l'homme devient son propre ennemi, il ne cherche plus qu'à se fuir et Ubu a toute latitude pour régner en maître absolu. J’aime Anna Arendt : elle me rassurerait si j’en avais besoin car on en n’est pas encore arrivés là même si on en prend doucement le chemin.

    Passer brutalement de l’intimité de l’encre sur le papier à l’explosion de ses pixels sur n’importe quel écran du monde perturbe ma confortable solitude. Écrire à ses tiroirs ne mène nulle part, mais en même temps cela vous procure une liberté, une concentration et une paix intérieure que rien ni personne ne dérange.  Si je m’acharne malgré tout à distinguer nos solitudes avec persévérance et une bonne loupe, je peux alors les classer en trois catégories : celle où l'on converse avec son ami intime, celle où l'on converse avec son plus proche ennemi et celle où l'on ne converse avec personne. Dans ce dernier cas, on devient une machine à tuer du genre Eichmann

Page du 8 novembre 2017 jour de solitude

    L’écriture fait partie de la première catégorie, elle est un isolant hors normes, mais son déploiement passe par l’amitié : celui qui écrit dans son coin est travaillé par le désir d’être ensemble, de trouver un espace de liberté où expérimenter ses idées, d’aller trop loin dans ses propos pour ensuite se réfuté lui-même afin de nuancer, préciser. Passer de l’ami qui nous habite à l’ami tout court, ou même finalement à l’ami Facebook, est un cadeau que vous fait la vie. Avec un ami, il est primordial de dire avant tout ce que l’on pense avant même de dire ce que l’on sait. L’amitié, c’est la merveille d’une exigence, c’est le nom de la littérature quand elle consiste à écrire comme on parlerait à quelqu’un, à écrire des lettres, à écrire des pages de ce genre que, en les relisant, un inconnu reliera, peut-être, en une sorte de livre qu’il se fera. Sans ce désir, il n’y aurait ni créature, ni création. Tant qu’on est sain d’esprit, on ne peut désirer que ce que l’on n’a pas et en général, le désir s’efface dans sa satisfaction. Comme je comprends la lassitude de celui qui me lirait. Je ne connais que deux exceptions à cette règle : l’amour véritable et l’amitié. Tout comme l’amour, l’amitié est une force, c’est un des leviers du monde et il survit à la mort qui stoppe un élan mais pas l’aventure commune.

    Celui qui écrit dans son coin peut très bien se satisfaire de son dernier mot, il l’a toujours. Il est l’homme qui parle tout seul comme ces ventilateurs exotiques brassant l’air surchauffé de leur hauteur dans des cases tropicales désertées et qui battent sans témoin un rythme lancinant pendant des journées entières. C’est quelqu’un dont on se moque éventuellement quand on le surprend : pauvre bonhomme, pauvre fou, faut-il être bien seul pour parler tout seul, faut-il manquer de voisinage pour sortir ainsi autant d’inepties sans la moindre oreille amie à son écoute… mais, en réalité, parler tout seul n’est pas si idiot : c’est simplement respirer par la parole, c’est laisser enfin la bride sur le cou aux mots qu’on retient quand il y a des témoins justement, c’est reprendre à l’endroit où on le souhaite la conversation à une voix qu’un homme entretient avec sa propre mémoire, ce liant intellectuel qui transforme le vécu en récit de vie, avec ses souvenirs, avec ses impressions, bref, avec les autres cent fois plus intéressants qu’il porte en lui. Alors qu’en revanche, celui qui s’interdit de parler à haute voix quand il est tout seul, c’est celui qui se jugerait lui-même, qui se regarde lui-même, qui fait comme si ses meubles pouvaient l’écouter, comme si les murs avaient des oreilles, comme si le silence était un témoin. Quel est le plus fou des deux ? Parler tout seul n’est pas toujours un signe de folie, pas plus qu’écrire tout seul… mais s’interdire de le faire n’est pas forcément un signe de bonne santé.

Page du 8 novembre 2017 jour de solitude
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