Page du 9 novembre 2017 jour d'amitié
Mathématiquement, pour avoir un ami comme La Boétie, il fallait que Montaigne en soit un lui aussi. Les Essais furent le monument qu’il érigea pour son ami décédé, pour prolonger cette amitié. L’amour, quand il est le plus pur, revient hanter l’écriture d’une façon tremblante, fragile, éphémère. Quel est ce drôle de sentiment qui préfère à l'amour global du genre humain la passion inconditionnelle, et pourtant distanciée, pour quelques-uns de ses membres ? C’est bien souvent une énigme.
Avec un proche ou un ami, les barrières tombent, il est cet autre dans notre silence : il est alors plus précieux et aisé de s’exprimer plutôt que de communiquer. Mais comment peut-on exprimer son amour, ou comment peut-on expliquer l'amour d’autre manière que de dire que c'est un sentiment intense qui procure des émotions ? Car, quand on veut exprimer son amour, ce n'est déjà plus de l'amour. Mais qu’importe : à l’opéra, on accepte volontiers de ne pas comprendre les paroles si l’on ressent l’émotion. Les sentiments ne font que nous effleurer. Ils restent en surface comme l’eau sur les canards. Les émotions, elles, sont très profondes, primales elles s’installent et touchent au primitif en nous. Il s’agit d’écouter ce qui remonte de ces profondeurs. Si l’exploration des abysses est souvent risquée elle est est la plus part du temps décevante. Comme dans les boites de chocolat, par définition, la couche d’en dessous n’est pas à la hauteur de l’autre. Mais sonder n’est pas chose aisée: celui qui aime vraiment, ne sait même pas qu'il aime tant il est sous influence. Et s’il se réfère à une prise de conscience de son état, c’est sans doute une illusion, le cas amusant étant celui où elle est partagée, mais au fond qu'importe, puisque comme on dit, « ça fait du bien par où ça passe ». C’est vrai, dans le fond, la poésie, c'est un peu comme l'amour, certains le font, d'autres en parlent et, ce sont rarement les mêmes…à partir de quoi, il m’apparaît urgent de me taire. Pour ma part d’amour, je suis bien incapable de la donner à un peuple, à un pays, à une cause, je la réserve à ma mie, à mes amis et à ma famille. Entre le monde et moi, c’est une catastrophe de silence
Tout être, même le pire, est soluble dans la fragilité de l’amour. Dans sa pureté, il est rencontre du réel de l’autre sujet, installation aussi solitaire que joyeuse dans sa proximité, et tout le reste n’est que poésie sublime ou psychologie lamentable. Dans une poésie sublime, on peut se permettre de dire je par amour profond des autres. Ce je n’est pas encore, il le devient avec les mots, il est un passeur. Par chance, personne ne demande à un poète, philosophe amateur, d'être un littéraire. Sinon, une question aussi éclairante et primordiale que « Quel est ce je qui est ? » n'aurait jamais eu la moindre chance d'être exprimée.
Comme le sait trop bien un psychologue lamentable, il n’y a pas d’amour sans haine : on n'écrit pas non plus sans haine de soi, sans la volonté de questionner, au sens où le Moyen Age l'entendait, la doublure qui est en soi (ou en coton…), celui que l'on aurait voulu être, devenir, et que l'on porte comme un mort. C'est ce sentiment qui survit à l'horreur d'être né, le sentiment d'avoir perdu, d'avoir tué un frère jumeau qui aurait eu une toute autre vie et de n'en pas finir de régler ses comptes avec lui.