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Cahier décharge Je ne sais pas ce que c'est, je le saurai quand j'aurai terminé. Et j'aurai terminé quand je saurai ce que c'est.

Page du 17 septembre 2019 jour du vieux des hauts.

Denis Vallier
Page du 17 septembre 2019 jour du vieux des hauts.

      Seul, tout seul dans les hauts, sans même un dernier chien, il avait désappris à parler, le vieux et il y avait bien longtemps que ses doigts gourds ne savaient plus tenir un crayon. Seuls quelques rares coups de klaxons étouffés, le passage d’un hélicoptère ou les traînées d’avions lui rappelaient que le monde existait encore. Il n’avait besoin de personne pour être tout seul. Courbé vers cette terre qui l'avait nourri pendant près de quatre-vingts ans, il attendait sous un ciel lisse comme une pierre de lavoir...

      Ses yeux noyés de lumière, de brouillard d’hiver ou de vent qui pique selon les saisons, n'avaient plus besoin d'y voir bien clair, peu importait sa cataracte envahissante, le paysage était gravé dans l’intérieur de son crâne. Paupières fermées, il voyait, accrochées aux rochers abrupts, ces restanques alpines, les bancaous dans son patois provençal, œuvre colossale des aïeux, ces escaliers de géants à l'assaut de la montagne, patiemment construits, jour après jour, pierre après pierre, nécessité nourricière dans ce pays dur et aride quand les nuages retiennent longuement leurs eaux. Il voyait les verdoyantes terrasses printanières, du temps où il croyait encore à l'amour, au bonheur, du temps de sa passion pour la belle Marie du Sarret au Pelvoux qui lui avait préféré un poste d'institutrice à la ville. Il avait cru en mourir, mais on est solide dans les Alpes, on endure, on souffre sans se plaindre, seul, tout seul.

      Il faisait scrupuleusement son ouvrage, même sans foi, même sans goût. Son lit était fait au carré, sa vaisselle rangée militairement dans le placard, ses rangs de salade tirés au cordeau. L’ordre vous redresse le dos quand les champs vous le plie. Quand la solitude lui pesait vraiment trop fort, deux ou trois fois par an, il descendait avec sa guimbarde fumante à Embrun ou poussait même jusqu’à Gap ou Briançon, se soûlait de vin, se soulageait grâce aux caresses tarifées d'une Marie-couche-toi-là et après, il remontait après avoir pleuré un peu. « J'habite à la montagne, et j'aime à la vallée… » souriait-il de ses yeux humides. Seul, tout seul, des jours, des mois, des années, mille ans...

      Courbé vers cette terre qui l'avait nourri depuis plus de quatre-vingts ans, le vieux attendait sous un ciel lisse comme une pierre de lavoir pour lui rendre ses dons...

      Et moi-même ? Si jeune, si beau… suis-je autre chose que cette image où se rêvent les combats et les jours ? Qu’est-ce que j’attends en ces lieux ? Dans le temps de personne, à moi-même étranger, je cherche pour un autrefois qui n’a pas d’aujourd’hui le présent d’un autre qui le portera...

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