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Cahier décharge Je ne sais pas ce que c'est, je le saurai quand j'aurai terminé. Et j'aurai terminé quand je saurai ce que c'est.

Page du 2 septembre 2019, jour du verre de bière.

Denis Vallier

      On a le droit à l’ambition en se fixant des buts élevés et rien ne vous empêche de vivre vos passions à fond mais si ce que j’attends me fascine au point d’effacer tout le reste, si mes objectifs prennent le pas sur l’amour et l’amitié en m’excommuniant des autres, s’ils me coupent du présent, me le rendent indifférent, je ne vois que deux formes de l’attente pour me délivrer de sa douleur, de sa mélancolie, de la solitude de mon moi profond.

      En premier lieu, l’attente prend la forme d’un écrin où préserver ce que nous avons de plus précieux : elle est d’abord l’attente de transfuser notre vie dans une autre, de sentir notre émotion retentir dans une autre. La vie a besoin de déborder d’elle-même. Le marin solitaire sur son voilier au milieu de l’océan prodigieux n’a qu’une hâte, c’est de partager son aventure avec le monde entier. Ce qui n’est pas partagé n’est pas réellement vécu : manger du caviar en étant seul, ce n’est pas manger, ce n’est que nourrir son corps de manière plus couteuse que d’habitude. Un Robinson sur son île pourrait mener une vie hors norme, c’est évident, mais en plus, elle pourrait être prodigieuse si elle n’était stérile et insignifiante : elle ne serait pas partagée et c’est rédhibitoire. Si je suis devant le plus beau paysage du monde et que je n’aie personne avec qui partager l’émotion qu’il me procure, je m’en lasse très vite et au bout d’un moment je ne le vois même plus. Cette splendeur devient muette et perd tout intérêt. À quel moment notre vie est-elle intéressante et savoureuse sinon quand nous la mélangeons avec d’autres vies ? En elle-même, en absence de référent extérieur, elle n’a pas de signification. Quelle que soit notre fortune et notre réussite sociale, la solitude c’est l’autre nom de la misère : l’amitié, la compassion, l’amour, ça ne s’achète pas en magasin. Une vie ne s’évalue pas à ses possessions mais à la qualité de son entourage.

      La seconde manière d’attendre qui me permet de me délivrer de la morosité, de l’ennui et même de la souffrance que cela engendre habituellement, c’est de se dire que si nous n’avions plus rien à attendre, nous n’aurions plus rien à vivre alors que nous en avons tant envie. Adam et Eve étaient bien seuls au Paradis et n’avaient rien à désirer puisqu’ils étaient au Paradis et, pourtant, ils ont pu être tentés… n’est-ce pas paradoxal ? Le Paradis serait-il lassant ? Si la perfection n’est pas de ce monde, dites-vous bien qu'il y a une bonne raison. On s’en fiche d’en avoir été chassés, fuyons donc le Paradis, ne faisons que nous en rapprocher… Le mieux est d’en être proche à le toucher, d’être sur le point d’atteindre la perfection ou, par exemple, de rester un instant dans l’attente de combler sa soif… Qu’elle est fabuleuse la goutte de buée qui serpente sur le verre de bière bien frais dans la chaleur de l’été, qu’elle est prodigieuse la première gorgée que Philippe Delerm a su apprécier… elle est incomparable, les autres ont moins d’intérêts. Quand j’ai soif, je préfère avoir ce verre glacé en main que d’uniquement boire. Le bonheur est tout proche et ne va pas me manquer, il va venir, il est dans l’imminence de la réalisation plus que dans la pleine satisfaction qui est déjà son deuil, c’est couru d’avance.

Page du 2 septembre 2019, jour du verre de bière.
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