Page du 2 mai 2022, jour dans l'entre deux...
Qu’il est doux de se glisser entre les draps quand les yeux se ferment de fatigue et qu’il est heureux de se réveiller en vie au matin qui suit… J’aime explorer à distance, les passages étranges que sont le moment de mon endormissement et celui de mon réveil. J’ai plaisir à suivre, le plus consciemment et consciencieusement possible, ces rendez-vous biquotidiens avec ma nature ou devrais-je dire mes natures : cela nécessite la même concentration dédoublée que pour la vision périphérique. La fréquentation fugitive de ces bascules renverse la perspective de mes journées puisque je peux expérimenter chaque matin la naissance du "je" et du monde, et chaque soir leur disparition derrière mon horizon. Je m’entraîne ainsi à mourir et ressusciter dans ces Pâques quotidiennes, Monsieur l’infirmier… mais il est audacieux et très présomptueux de s’imaginer que la conscience de soi pourrait vraiment avoir conscience d'elle-même sans être un maître yogi en pleine méditation… et encore… Et c'est bien là, le seul et véritable "problème" : non pas en effet, la conscience de soi et ce qui en résulte, comme la venue au monde, chaque matin, de la personne individualisée, mais bien plutôt la conscience de soi, qui lorsqu'elle prétend à la fois prendre conscience des choses et se prendre elle-même pour son propre objet de conscience. Rassurez-moi Docteur, c’est grave de se poser ce genre de problèmes ?
Au départ, les limites ne sont jamais franches. Ce n’est que grâce aux souvenirs que l’on sait qui l’on est, ils nous rappellent qui nous sommes et les points importants. Suis-je ainsi une bonne personne à ce réveil ? Suis-je un con ? Il n’est guère aisé de se répondre : quand tu es con, tu ne sais pas que tu es con puisque tu es con… le doute subsiste donc et il m’est difficile, au moment où j’écris de distinguer de l’ancien d’hier mon nouveau moi du jour. Forcément, nous changeons : les changements se manifestent, mais si discrètement qu’ils passent inaperçus… Je ne suis pas sûr de mon nouvel ego, il flotte fantomatique dans ces draps. Est-il indépendant ou progressivement absorbé par un nous collectif plus grand au cours de mon réveil?
Se réveiller dans son lit, ce n’est pas vraiment se réveiller : se réveiller vraiment, ce n’est pas cela : c’est jaillir à la lumière au sortir d’une forêt pour s’élever dans les pâturages au-dessus d’une mer de nuages, au contact des granits arides et coupants sous un ciel étendu. Impossible alors, dans le silence bourdonnant des roches, de garder son propre moi autonome, isolé. Il est effectivement absorbé par quelque chose de plus grand même si l’on se retrouve loin de tout. Impossible d’y mener sa petite vie, aveugle, opiniâtre, désireuse de s’insérer à la grande entité. Il y aurait même de quoi être fier et heureux de pouvoir vivre ainsi à la lumière du jour quand la vallée est encore dans l’ombre, mais soudain, au milieu de la prodigieuse présence des montagnes, cette vie si belle, si précieuse vous semble risible, ridicule… un claquement de doigt dans l’immensité, une étincelle dans le vide, un néant à peine amplifié dans l’infinité…