Page du 18 janvier 2023, page de Joseph K. ...
Nos voisins rigolent : ça faisait bien longtemps… la France se met à nouveau en grève ! Mais rira bien qui rira le dernier. On le sait ou on le sent bien, le prolongement de l’âge de départ en retraite n’est qu’un déclencheur : il y a un malaise bien plus profond qui nous mine. Mieux vaut y mettre des mots… Face à la robotisation à tout va, à la déshumanisation contemporaine dans le monde du travail, l’individu-machine est inquiet, l’ouvrier-esclave proteste, le rouage grince des dents. Il dit qu’il est davantage que le pion interchangeable d’un système, qu’il veut être reconnu dans son humanité, personnalisé par son prénom sur son badge comme les vendeurs des grandes surfaces ou les serveurs du MacDo.
D’accord, nous avons été formatés de belle manière, mais nous aurons beau maudire d’hypothétiques manipulateurs de marionnettes, un minimum de lucidité nous implique dans cette évolution : notre passivité nous rend complices. Bon, d’accord, nous sommes responsables… mais pas coupables ! Le prophète Frantz Kafka imaginait dans "Le Procès" un personnage exécuté sans même être jugé pour un crime dont on ignore tout et qui est manifestement une erreur judiciaire puisque ce Joseph K. en question ne cesse de se percevoir comme innocent : il tente de fuir, de s’échapper, de maintenir le cours extraordinaire d’une vie individuelle à l’intérieur de cette violente offensive collective de l’ordinaire. Une image saisissante du film qu’en a tiré Orson Welles montre Anthony Perkins courant dans une salle gigantesque où des centaines de personnes sont assises dans la même attitude devant le même téléphone en bakélite. Le personnage n’a pas renoncé à être vivant dans un monde de zombies, mais le pessimisme de Kafka nous dit qu’il peut toujours courir puisque c’est perdu d’avance. Pourtant, d’autres organisations du travail sont toujours possibles qui lui permettraient de préserver sa noblesse et sa vérité : on en trouve, elles existent et permettent de passer de la simple adaptation peu valorisante à l’usine à gaz qui nous broie… à la réalisation de soi.
Kafka, nous dit que, malheureusement, l’idée d’une réforme du système qui soignerait notre mélancolie le fait bien rire : le mal est fait. Le travail tel qu’il est organisé actuellement, est une valeur bien trop indispensable au maintien de notre société et aux intérêts des actionnaires. Bien avant Kafka, Aristote précisait de longue date à ses péripatéticiens qu'il n’y a d’homme qu'en société… Mais il négligeait un léger détail : son homme social, sa société, était masculin et ne désignait que l’élite, les maîtres, les riches, les citoyens, les hommes libres, les oisifs qui pouvaient philosopher à loisir comme lui... il négligeait femmes et esclaves ! Les femmes sont maintenant en mesure de défendre leur beefsteak mais il n’y a pas encore assez de robots pour remplacer les esclaves-ouvriers qu’il oubliait. Ne vous en faites pas, c’est pour bientôt puisque c’est le virage que nous avons pris collectivement (- et plus ou moins malgré nous) en laissant faire : des robots fabriquent désormais des robots de toutes sortes sensés travailler à notre place et qui, progressivement, nous remplacent... D’évidence, une élite en profitera, mais que nous restera-t-il à terme à nous autres pour faire société ? À quoi nous servira encore notre cerveau ? Si la fonction crée l’organe… quoi faire avant qu’il ne nous serve plus à rien et disparaisse ? Existera-t-il un providentiel bureau de placement pour penseurs temporaires avant que la décérébration en cours ne soit totale ? Le désœuvrement suppose un minimum d’œuvre… à quoi œuvrer devant nos écrans ? Les robots ne font pas grève, eux (- enfin, pour l’instant…), nous autres, les Joseph K., marquons notre territoire et notre différence… levons-nous pour aller protester le poing haut ! Courrons, c’est tout ce qui nous reste…