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Cahier décharge Je ne sais pas ce que c'est, je le saurai quand j'aurai terminé. Et j'aurai terminé quand je saurai ce que c'est.

Page du 7 mai 2018 jour dans les hautes sphères

Denis Vallier

      Déjà à la fin de 19ème siècle, Nietzsche se disait que la conscience était une nécessité de notre évolution car l’homme représente une proie trop vulnérable : pas assez agile, ni assez forte, ni assez armée ou protégée. Il avait sans doute bien vu, mais ce n’est manifestement pas notre roublardise qui nous a permis de prendre le pas sur toutes les autres espèces de cette planète ; cela n’engage que moi, mais notre « atout » principal est notre énorme rapacité associée à une endurance bien plus performante que celle des autres espèces. Seulement, il nous a fallu développer nos lobes frontaux pour apprendre à en profiter en maîtrisant la durée et en nous projetant dans le futur. En poursuivant cette hypothèse hasardeuse, la nécessité de collaborer pour survivre aurait entrainé par sélection naturelle la prise de conscience de notre pensée pour pouvoir la communiquer, la mettre en commun. Cette prise de conscience serait ainsi liée à notre aire de Broca et au langage mais je ne sais trop si les neurosciences confirment. Notre réseau cérébral de la conscience ne se fixe que sur la surface de notre activité cérébrale ; c’est certes la plus banale, mais c’est aussi celle qui a le goût le plus présent comme la peau de l’orange ou de la crème au chocolat. Comme vous voyez, la nécessité tue toute noblesse d'esprit... Sauf quand elle trouve opportun de lui ouvrir l'esprit, c’est sans doute pourquoi on a cru bon de décapiter notre noblesse.

      La conscience est une flâneuse : elle est présente ici ou là ; capricieuse, elle change d'états constamment, étend son emprise ou la rétrécit, et comme il faut bien que l'intendance tourne dans cette machinerie qui colle au fil du temps, c'est l'inconscient qui fait le reste. Il fonctionne en permanence à une vitesse invraisemblable dont on a de temps en temps un aperçu en cas de danger extrême ou de fulgurance dans une invention. Comme l'histoire de Léo Szilard, à l’origine du projet Manhattan, qui a l'intuition de la réaction en chaîne devant un feu rouge, là, comme ça, sans qu'on puisse comprendre pourquoi. Quelle idée bizarre, terrible et explosive… Certains qualifient ça de « ligne directe ». Mais depuis quand un feu rouge peut-il décider de la vie et de la mort de l’humanité ?

      En permanence, notre cerveau a toujours un léger temps d’avance sur nous : nous avons systématiquement un imperceptible décalage par rapport au présent effectif. Très rarement l’avenir se souvient de nous si loin soit-il, mais assez souvent nous recevons un vague message écrit à toute allure et quasiment illisible car il part sans cesse encore plus loin sans se soucier de nous.  Tout à fait exceptionnellement, notre machinerie nous met en relation 5/5 avec ses déductions les plus futuristes. Ceux qui ont eu le bonheur de connaître ce genre d’expérience en demeurent pour toujours incrédules et émerveillés. Les Mozart et autres génies accèdent à ces sphères relativement souvent mais ils sont généralement borderlines et leur vie est rarement un long fleuve tranquille. D’ailleurs nombre de ces étoiles filantes disparaissent relativement tôt comme si l’intensité de leur vie ou la puissance de leurs visions, avaient brûlé un quota préétabli par une main niveleuse et vengeresse. Qui peut le plus devrait pouvoir le moins mais s’ils sont doués pour vivre dans les hautes sphères, ces albatros chantés par Baudelaire, le sont beaucoup moins pour vivre au ras du sol empêtrés dans leurs « ailes de géant(s) ». Il est vrai que quand ils tombent, nous ne les aidons guère à se relever et inutile de compter sur l’idiocratie en marche pour faciliter leur envol.

Page du 7 mai 2018 jour dans les hautes sphères

      Les grands champions d’échec n’ont guère de mérites : bien sûr ils s’entraînent comme des sportifs et consacrent l’essentiel de leur vie à ce jeu, mais ils ne jouent pas dans la même catégorie que le commun des mortels. Ce sont des extra-terrestres. Il n’y en a pas deux d’identiques, mais leurs cerveaux sont anatomiquement et fonctionnellement différents des nôtres. En ouvrant un livre de jeu d’échec qu’on lui présenta, Bobby Fischer ne passa qu’une dizaine de secondes par page en appréciant, souriant, ou dodelinant de la tête… Sur chaque page, trois partie étaient décrites avec un diagramme de l’instant clé de la partie : il lui suffisait de quelques secondes pour reconstruire coup par coup tous les enchaînements ayant mené à cette situation, emmagasinant au passage les intentions, les risques pris, les faiblesses dans le raisonnement, la tactique générale de l’un et de l’autre ce qui lui permettait de déduire la suite qui en découlait. Or, à chaque début de partie, les Blancs ont vingt possibilités d’ouverture et il y en a autant à disposition pour la réponse des Noirs : au bout d’un seul coup, il y a quatre-cents situations possibles même si certaines sont peu probables… Le nombre de possibilités de positionner les pièces sur l’échiquier est de l’ordre de dix suivis de quarante-cinq zéros ce qui correspond en gros au nombre d’atomes dans le système solaire. C’est comme un arbre avec de plus en plus de ramifications qui se transforment rapidement en une jungle inextricable

Page du 7 mai 2018 jour dans les hautes sphères

      Pour parvenir à de telles capacités, inimaginables même pour les gens doués, pour évoluer dans un tel univers infini et abstrait, il faut disposer d’un esprit reformaté pour l’exercice. Tant que nous sommes, si nous avions pleine conscience de nos capacités, nous serions fous pour de bon dans l’instant. D’ailleurs, même si c’est une minorité, beaucoup de grands joueurs ont mal fini : on est tenté de se dire que les échecs n’y sont pour rien mais cela reste quand même statistiquement curieux. Fisher était un paranoïaque au dernier degré, il se croyait victime des pires complots. Malheureusement il se trouva qu’il eut quelques fois raison ce qui justifia ensuite à ses yeux les pires délires. Viktor Kortchnoï a affirmé avoir joué une partie avec un mort, il a même indiqué les coups qui avaient été joués. Rubinstein a sauté par une fenêtre parce qu’une mouche le pourchassait… Steinitz, à la fin de sa vie, s’imaginait jouer avec Dieu par ondes interposées et il le battait même en lui accordant un pion supplémentaire… et je passe sur ceux qui se baladaient nus dans la rue. La réussite aux échecs demande des capacités extrêmes d'anticipation et d'analyse de situation ; si ces champions appliquaient leurs facultés au monde réel, il y avait de quoi devenir zinzin. Du coup, il est rassurant de se voir vieillir : le génie est épuisant, les grands hommes meurent tôt.

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