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Cahier décharge Je ne sais pas ce que c'est, je le saurai quand j'aurai terminé. Et j'aurai terminé quand je saurai ce que c'est.

Page du 28 octobre 2018 jour d'Héraclite

Denis Vallier

      Les yeux à vif, brûlés de lumière, une larme salée coule sur la joue, glisse au coin des lèvres, rejoint torrents et rivières… ce n’est pas bien grave de pleurer, c'est le sel de la terre… « La lumière sèche, dit Héraclite, crée l’âme la plus sage et la meilleure. ». Héraclite n’est qu’un obscur sadique pas particulièrement sympathique mais il a une pensée aussi trouble et profonde que son fleuve. Pour lui nous sommes là où ça fait mal, au centre du combat entre l’eau et le feu. Depuis que je sais nager et lire, je barbote dans l’entre rien et tout, entre les deux rives de son fleuve au flux perpétuel. A son époque, les fleuves étaient des obstacles d’importance qui séparaient deux mondes. La métaphore de son bain oblige d’imaginer la pression des deux rives qui représente la coïncidence des contraires que tout oppose. On n’a guère le choix, on est coincé et obligé de passer à la moulinette dans cet étau : ce sont des forces opposées qui créent le courant. Pour lui, ce qui se passe est contenu dans un rapport de contradiction, qui est en même temps de façon assez peu compréhensible un rapport d'identité : nous sommes parce que nous coulons et nous coulons parce que nous sommes. Depuis que ce vieil Héraclite m’a mis cette image en tête, je patauge dans le néant pour en trouver l’issue. Je me cherche sans jamais me trouver car déjà je suis plus loin et moins je me comprends, plus j’avance. Mais au fait, suis-je encore vivant ? Selon un proverbe séminole, « seuls les poissons morts vont dans le sens du courant »… Je suis complètement perdu mais à part ça tout va bien, tout baigne… Quelqu’un flotte aussi là-bas, ayant lu Derrida en diagonale, peut-être toi, peut-être moi, et menaçant dit : « Tu te prends pour qui ? Je vais t’apprendre à vivre moi ! ». Et depuis, toi ou moi, cherchons en vain une réponse et n’en savons pas plus... Et pendant ce temps, les années défilent avec le paysage.

      Oh du calme ! Je suis encore tout jeune, moi ! J’ai tout à apprendre mais je sens que si je commence ma vie comme cela, je ne vais pas aller bien loin… gémir et dire « je suis perdu, je patauge, j’ai les yeux qui piquent » ne suffit pas, il me faut faire un pas de l’autre côté des larmes stériles. « Au royaume des aveugles, les borgnes sont mal vus » soulignait Pierre Dac. Il n'y a que la lucidité qui blesse : garder les yeux ouverts, ça fait forcément mal puisque le soleil vous brûle, l’espace vous agresse, l’air sec et raréfié des hauteurs vous irrite la cornée mais pleurer, c'est déjà vivre. Parfois, elles peuvent être stupides et vulgaires, mais quand elles sont le fruit de nobles conflits, les larmes ne sont jamais inutiles, mais, au contraire, fécondes. Pourtant, mieux vaut rire de tout que pleurer pour rien. Si ma vie est bouffonne, c'est bien parce l'absurde nous cerne et nous étouffe ; alors, si quelques fois je pleure, bien plus souvent je ris, car je vis et suis ainsi... Et les jours où le bonheur ne survit pas au rappel à l’ordre de la réalité, c’est la joie qui prend la relève de la lucidité. Même puérile, la joie est un bien précieux, un cadeau de la providence : elle est ce sentiment d’horizon qui nous apprend peut-être pas pourquoi, mais au moins comment aimer le monde malgré lui. Le meilleur des profs même s’il paraît idiot.

Page du 28 octobre 2018 jour d'Héraclite
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