Page du 22 avril 2020 jour d'anti mythe...

      Une blague juive résume avec humour la réussite de Rockefeller : "par chance, il trouve une pomme dans la rue, il la frotte, la revend… avec l’argent, il en achète deux, il les frotte, les revend… avec l’argent il en achète un cageot et là, il hérite de la fortune de son oncle…". Le mythe de l’oncle d’Amérique a la vie dure mais pas tant que celui du self-made-man. Qu’est-ce qu’un self-made-man… sinon celui qui s’emballe dans un carton, s’envoie par Colissimo à sa propre adresse pour se trouver ainsi livré à lui-même ?   Benjamin Franklin a diffusé cet exemple même de la réussite dans l’imaginaire américain. Ce monde se voulait nouveau par rapport à "l’Ancien Monde", mais quand la pensée magique évoque la chance pour la placer dans "la main invisible" du marché, ce n’est que l’autre nom de l’obscurantisme. Chaque fois qu’on évoque le self made man, la force du poignet, la bonne étoile, on fait appel à des croyances archaïques remontant à cette pensée magique des origines qui n’est que le refuge de l’ignorance. On fait appel ainsi à "la bonne étoile", au "destin", des formules occultes qui n’expliquent ni les trajectoires, ni l’évolution au sein des classes sociales. Seul un faisceau de causes qui s’imbriquent, se complètent et parfois se heurtent et se combattent peut nous donner un début d’explication. Ces personnes qui réussissent à changer de statut social ne sont pas des miracles ex-nihilo mais elles sont une conséquence de la société qui ne cherche pas dans l’opération à déchirer le tissu social mais à le reconfigurer, à le reteindre dans de nouvelles nuances compte tenu de l’implication d’une détermination. Ce sont ces déterminations qu’il s’agit d’explorer : elles seules sont à l’œuvre. Elles ne sont pas seulement économiques ou de type volontariste, elles impliquent aussi la place dans la famille, la place des affects, des rencontres, toute une chaine de facteurs qu’il s’agit de distinguer. Chaque fois qu’on les oublie, on est dans la mythologie, dans le mystère, dans le culte du héros à la grecque surgi du néant sans aucune raison.

      L’implicite, ce qui se cache derrière cette réflexion que j’expose ainsi remonte aussi très loin dans le temps : au 17^ème siècle. C’est un maître à penser aux nombreux abonnés, qui me le fournit : Baruch Spinoza. C’est l’idée qui lui appartient selon laquelle l’individu n’est jamais à l’origine de ses actes mais qu’il le croit. Cette illusion relève de l’ignorance des causes réelles qui nous ont fait agir et qui en plus nous ont fait croire qu’on était à l’origine de nos actes. Par ce seul diagnostic j’examine tous ceux qui se présentent comme des exceptions, ceux qui pensent être une confirmation exceptionnelle de la règle, qui se sont élevés à la force du poignet uniquement grâce à leur volonté et à leur travail, qui s’imaginent s’être ainsi échappés de leur classe d’origine alors qu’il n’en est rien. Faut-il être spinoziste pour raisonner ainsi ou est-ce parce que j’ai constaté cela que je me dis que Spinoza est le mieux placé pour me l’expliquer ? Je ne sais trop…